Un argument imparable mais paré

Je me dois de vous informer d’un drame vécu chaque jour par bon nombre d’entre nous, pauvres enseignants que nous sommes, fourbus par notre labeur quotidien (les jours où on travaille en tout cas), et ce toute l’année (les mois où on travaille en tout cas), pendant toute une vie (une vie assez pépère et paisible en fin de compte), et que si je choppe celui qui met des parenthèses après tout c’que je dis, y va finir par s’en prendre une !

Car il s’agit bien là d’un véritable drame, un fléau devrais-je écrire, qui nous laisse pantois à chaque fois (n’exagère pas quand même).
Bon, c’est bien les préliminaires, mais si on passait à l’acte ?

Amorçons la pompe par ce court dialogue entre Hachemi, élève de 4e, grossier, menteur, faul-cul, tricheur, moche en plus, et moi : tout l’inverse.
— Hachemi, tu sors ton classeur s’il te plaît ?
— Ben, je l’ai pas m’sieur.
— Ah bon, et on peut savoir pourquoi ?
— Heu… et ben… on me l’a volé m’sieur !

Voilà.
Ce fléau, ce drame, cette infamie, cette épouvante, c’est le vol de classeurs de techno.
C’est terrible.

Et à chaque fois je me retiens de serrer dans mes bras la victime d’un acte aussi ignoble, contenant difficilement mon émotion et par la même occasion, quelques larmes pressées de ruisseler sur mon beau visage buriné.
Né.

Parce qu’il faut le savoir, il s’agit la d’un véritable marché occulte de type mafieux.
Il semblerait que l’on ait affaire à un vaste trafic international de classeurs de techno à destination de l’Afrique dont la plaque tournante serait mon petit collège.
Si.
C’est à peine croyable.

Et comme d’habitude, ce sont les petits pays en voie de développement, ceux qui peinent tant à subsister, qui se voient refourguer ces classeurs de contrebande de piètres qualité, et dont certains, et c’est à peine croyable, sont coupés avec des classeurs de SVT.
Bon, si encore les classeurs volés étaient bien tenus, propres, classés, mais celui d’Hachemi ?
Que va faire ce petit africain affamé quand il va l’ouvrir (le classeur) et qu’il ne verra rien ? Pas une feuille, pas une intercalaire, pas une pochette plastique, rien, nib, que dalle, nada ?

Fin du dialogue :
— C’est ça, prends moi pour un imbécile. Bon, tu as une semaine pour le refaire, sinon je t’occupe un mercredi après midi et moi, de mon coté, je lance un avis de recherche international.
J’sais pas vous, mais moi, j’aime pas trop qu’on me prenne pour un con.

Mais j’admets toutefois, à sa décharge, que parfois, la confusion est possible.

Dernière minute : ce matin, une élève de 4e dont j’attends un dossier depuis quelques semaines, est venue me voir :
— M’sieur, le dossier, j’ai pas pu, j’ai pas d’ordinateur à la maison et pis… mon oncle est mort… en plus.
— Mais dis moi, ça fait combien d’oncles que tu perds depuis le début de l’année ?
— Ben, heu… là c’est vrai…
— D’après mes calculs, on en est à dix sept, c’est terrible ça, comment fais-tu pour tenir le choc ?
— Ben…
C’est vrai que c’est pas humain un truc pareil.
En tout cas moi, tous ces morts, à chaque fois, ça m’fait le même effet.

Ça me brise le cœur.

Les moineaux et ceux qui les couvent

J’ai eu des enfants handicapés dans mes cours.

Ils sont là le plus souvent en raison de la combativité des parents qui veulent à tout prix que leur gosse soit comme les autres.

Rémy avait une maladie génétique, des malformations au visage, au niveau du cœur.
Les élèves de la classe ont été bien préparés à son arrivée mais ont eu des difficultés à s’en approcher.

J’ai appris par la principale-adjointe qui venait de rencontrer les parents, que le moineau était condamné et qu’il le savait.
On apprend des trucs, comme ça, au détour d’un couloir, mais on sait pas trop quoi en faire.
J’ai traversé la cour, ou ça sautille dans tous les sens, ça crie, ça rigole et moi, j’avais de la mort dans la tête.
J’ai cherché le moineau. Il était seul, et jetait des cailloux contre un mur, cool, comme ça, distraitement.
Je lui ai proposé de rejoindre les autres et de s’amuser avec eux.
Il a refusé.

Rémy avait de vraies capacités mais était pour le moins un peu fainéant.
Donc je le punissais, et son père que j’avais croisé un soir à la sortie du collège m’en était reconnaissant.
Il était content que je punisse son fils, comme ça, ça faisait de lui un gamin comme les autres.
La reconnaissance passe par des voies parfois.

Je voudrai vous en dire plus, mais je peux pas.
Vraiment, je peux pas.

Mon deuxième moineau était paraplégique. Un super gamin, une pêche incroyable.
Pierre.
Un surveillant venait à chaque fin de cours pour le déplacer d’une classe à l’autre, un bon élève et plein d’humour.
D’ailleurs souvent il me vannait. Mais je me gardais bien de réagir. J’avais tort d’ailleurs.

Mais le souvenir que j’ai, c’était lors d’une sortie, dont le but était de leur faire planter un arbre.
Pour les parents, il était hors de question que Pierre n’en soit pas.
Son père a pris un congé d’une après midi et a transporté Pierre dans son véhicule aménagé, en suivant le bus.

Arrivés sur place, nous devions grimper sur des talus, passer dans les bois, crapahuter quoi.
Son père a sorti une sorte de chaise portable, il a assis Pierre dessus, l’a sanglé et a fixé le tout sur son dos.
Pierre devait faire 40 kg. Et le père nous a suivi toute l’après midi, il était en nage.
En nage.

J’ai proposé de le remplacer.
Mais il n’en était pas question m’a t’il répondu en souriant, d’ailleurs il a souri toute l’après midi.
Pierre sur son trône a fait le con tout le temps.
Et ç’a duré trois heures.

À la fin de l’expédition, son père épuisé, a installé son gamin dans sa voiture, s’est changé discrètement, et nous a rejoint.
Il était pleinement satisfait de cette sortie et n’a fait que parler de ça, alors que moi, j’étais soufflé par ce que j’avais vu.
Et il souriait encore.

J’avais envisagé de faire un cours sur les connards, faudrait que je songe à en faire un sur les gens bien.

Ouais.
Faut qu’j’y pense.

Un jeune, faut qu'ça jeûne

Y’a des privilégiés chez nous.
Ben ouais.
J’aime pas cafter, mais là, j’suis obligé.
J’en ai parlé avec Christophe et il est d’accord, faut tout dire.
Même le reste.

Vous avez remarqué qu’y a des jeunes partout, à la télé par exemple, y sont tous jeunes et beaux (sauf Pujadas), au ciné pareil (sauf Roland Bacri), et dans les pubs itou.
Ben ça c’est du jeunisme.

Et à la télé, même dans les pubs pour les obsèques, et ben les vieilles qu’y nous montrent, et ben j’peux vous dire, c’est quand elles veulent les mamies : j’arrive !
C’est rien qu’des canons.
Mais nous avec Christophe, on l’savait pas ça.
Et donc maintenant, on va aller draguer dans les maisons de retraite.
On commence demain.

Mais chez nous, le jeunisme passera pas.
D’ailleurs y pourrait pas.
Parce que nous les profs, on est des rebelles, et rien qu’pour faire chier tout le monde, on fait tout l’contraire : tout pour les vieux.
Et en plus, on vous emmerde.

Dehors, quand un jeune arrive, on lui file un boulot simple au début, pis on complique, comme un apprentissage quoi.
C’est logique d’ailleurs, enfin, c’est c’que vous pensez, mais c’est parce que vous êtes vraiment des cons.
Parce que chez nous, un jeune qui s’pointe, on l’fout direct dans la merde.
Et on sait c’qu’on fait, parce qu’on est pas des cons.
Nous.

D’entrée on te le fout dans une bonne vieille ZEP de derrière les fagots (avant qu’ils brûlent), et avec un tout petit salaire, pour qu’il en bave bien.
Voyez.

Ben oui.
Vous l’saviez pas, ça m’étonne pas, mais nous si.
Quand j’vous disais qu’on est pas des cons.

Vous allez me dire :
— Et vous, monsieur le prof, ou vous situez-vous dans tout ça ? Jeune ou vieux ?
Ben avec Christophe, on est pile poil au milieu.
Christophe, bien pile poil au milieu, et moi, un peu à coté, mais juste un peu, mais pas trop.
Mais quand même.

Et pis ces jeunes, y faut les comprendre, toutes ces Kangoo sur le parking, ça les fait rêver.
Encore dix ans avant de parader dans une Kangoo Wallace et Gromit, ça fout les j’tons.
C’est pas humain un truc pareil.

En plus, y z’ont plein d’idées, y connaissent les programmes par cœur, les nouveaux en plus, y maîtrisent l’informatique.
Donc y devraient gagner deux fois plus.
Ben non, y gagnent deux fois moins.
Et si vous trouvez ça pas très normal, c’est qu’vous êtes vraiment des sacrés cons.

J’peux vous dire.

Un p’tit tour de trotti ?

Depuis la rentrée 2005, un nouveau programme de technologie est proposé aux élèves de 6e.
Un thème, les transports, décliné en cinq points : les énergies, les matériaux, l’évolution des transports, une fabrication et l’étude du fonctionnement d »un ou deux moyens de transport.
C’est là où je voulais en venir.

Mon collège a reçu une dotation pour acquérir deux moyens transport.
Rassurez vous, pas d’avion cargo ou de palace flottant, mais des trucs simples.
J’ai choisi un vélo et une trottinette électrique dont on va analyser en cours le fonctionnement en détail (enfin, pas trop de détails quand même).

Bon, le vélo on s’en fout, mais la trottinette électrique c’est bien rigolo.
C’est une vraie de vraie et vous pensez bien que je l’ai testée à fond dans la salle, entre les bureaux, et que c’est bien poilant.
Bon, les gamins se chamaillent pour en faire, mais tintin, c’est moi qui fais les démonstrations.
Y s’croient où eux.

Mais ça va pas assez vite.
Alors avec Christophe on a étudié le truc, on a déposé le moteur et on a monté à la place un 1200 W.
Putain, j’peux vous dire qu’ça vionze.

On a été voir tati, puisque les chefs étaient partis à une réunion de chefs, et on a déboulé dans les bureaux avec.
À fond.

— Mais qu’est-ce que vous foutez ?
— Ben, on vient te montrer la trotti, on l’a trafiqué, tu veux l’essayer ?
— Vous êtes vraiment cons tous les deux, on a qu’ça à foutre peut être.
— Allez tati, ça nous ferait plaisir, tu la baptises comme ça.
— Mais votre truc, ça tiendra jamais.
— Pourquoi t’es méchante comme ça ? C’est vrai quoi, nous on t’aime, et toi tu nous méprises.
— Bon allez, faites voir votre truc.

On lui montre pour l’accélérateur et le frein, et elle démarre dans le couloir.
Elle va tout doucement au début, nous avec Christophe, on est très sérieux, parce qu’on attend qu’elle se casse la gueule.
Elle revient et nous dit que ça lui rappelle quand elle était jeune, et on lui dit de refaire un tour mais plus vite, qu’y a aucun risque.
Et elle repart en mettant la gomme.
Elle arrive au bout du couloir, au taquet, et là, la porte au bout du couloir s’ouvre, et y’a le chef qui apparaît.
Et y s’la prend en pleine poire.

Une tati lancée à cette vitesse c’est une énergie cinétique considérable.
Donc l’autre part à la renverse et se retrouve sur les fesses avec tati dans les bras dans une position que j’ose pas décrire sous peine d’être obligé de fermer ce blog.
En plus avec la trottinette, c’est limite sado maso leur truc.

On arrive en courant.
— Oh, y’a pas de mal ?
— Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ?!?!
— Mais vous avez pas une réunion vous ?
— Mais de quoi j’me mêle ?
— Ben nous on dit ça, c’est pour vous.
— C’est votre secrétaire, elle voulait essayer la trottinette.
— Mais qu’est-ce que tu racontes toi ? Ça va pas non ?
— Ah ça messieurs, vous m’la copierez !

J’aide le chef à se relever mais y veut pas :
— Ah pis lâchez moi vous !

Tati se tient le mollet et elle fait « ouillouillouillouille ».
— Ça va aller tati ?
— Tu parles d’une paire de couillons ces deux là, mais bien sûr qu’j’ai mal !
Elle a peut-être quelque chose de cassé, alors je lui masse le mollet mais comme il est bien charnu, j’trouve pas l’os :
— Tati, j’sens pas l’os.
— Et celle la, tu veux la sentir !
— Ben t’énerve pas, je cherche.

Christophe constate avec effroi les dégâts de la trotti et fait un bilan concis mais explicite :
— Tin l’autre, elle nous l’a tout pété !

— Alors messieurs ? Votre explication ?
— Ben, on voulait faire un test pleine charge pour la sécurité des élèves et…
— Vous m’prenez pour une buse ?
— Une buse ? C’est quoi ça ?
— Allez, j’en ai assez entendu, on règlera ça plus tard !

Tati se relève, boitille et le chef l’aide à marcher jusqu’à son bureau.

On s’en va avec Christophe, tristes pour tati, mais pas trop quand même, juste un peu quoi, et on arrive sous le préau.
— Tin, on en a pour deux jours à réparer la trotti.
— Ça t’a fait des choses de lui tripoter le mollet à tati ?
— Ben un peu quand même.
— Dis donc, heureusement qu’elle avait pas mal au cul.

Le chef passe à coté de nous.
Alors je regarde le plafond, Christophe regarde le plafond, je regarde mes chaussures, Christophe regarde mes chaussures, on se regarde, et là on se prend un…
— Ça va pas s’passer comme ça messieurs !

Tin, comme y nous méprise çui-la !

Notre réserve naturelle

Le devoir de réserve.

Il était temps d’aborder sur ce glob cet aspect méconnu de notre métier
Un aspect que l’on retrouve dans toute la fonction publique, mais aussi, sous différentes formes dans le privé.
Nota : à l’attention de tous les collègues, qui sont passés directement de leurs études à l’enseignement, j’expliquerai prochainement ce qu’est le privé, une entreprise, un licenciement, avec des vidéos, des petites activités ludiques, des simulations 3D, et peut être bien une visite sur site, mais là, seulement pour ceux qui ont un mental fort.
Parce que ben, c’est pas joli joli.

Mais revenons en au DR.
Et là je pense particulièrement aux jeunes enseignants, qui ne sont pas informés du devoir de réserve.
Nota : j’ai lu à plusieurs reprises sur des globs « droit de réserve ».
Attention ! Le devoir de réserve ne constitue en aucun cas un droit !

Mais revenons en au DR.
Imaginons une jeune enseignante en arts plastiques, fraîchement moulue (et bien moulée de préférence), affectée dans une ZEP chatoyante.
Elle avait l’habitude lors de soirées étudiantes, de pratiquer entre amis des strip-teases débridés, se laissant largement tripoter par les 3e année.
Et ben elle peut pu.

Depuis son intégration dans la fonction publique, elle est soumise au devoir de réserve et devra donc conserver son string.
Ça fait un choc, c’est sûr, car on ne change pas comme ça de vieilles habitudes.
Et encore, elle a de la chance, parce que pour une principale-adjointe, c’est string et soutif.
Car en effet, plus on grimpe dans la hiérarchie, plus les contraintes sont fortes.
Ainsi, un ministre devra rester totalement habillé.
Autant vous dire qu’inviter un ministre à une soirée strip-tease, c’est pas marrant du tout.
Une principale-adjointe non plus d’ailleurs.

Retrouvons maintenant notre jeune enseignante en arts plastiques, avec des amis, tranquille, à la chasse au sanglier.
Elle papote, sereine, entre deux salves de chevrotines 12 grains, lorsque excédée par ses ratages successifs, elle s’exclame :
— Ah putain ! Ce s… , quel connard !
Ça peut arriver.
Ses collègues, fort justement, lui font remarquer qu’elle est agent de l’état et donc soumise au DR et qu’elle vient de faire fuir un sanglier de 80 kg.
Elle devra donc reformuler son propos de la façon suivante :
— Oh pétard, ce s… , y’a des fois, il est pas gentil quand même.
Ou mieux :
— Oh parbleu ! Ce s… , des fois quand même, alors.

Et les situations sont nombreuses ou cette jeune enseignante devra surveiller et contenir sa fougueuse jeunesse.
Par exemple, si elle pense que son chef est complètement con, qu’il évacue tous les problèmes d’un revers de main, qu’il est incompétent, désagréable et
gros en plus, elle peut pas le dire.
Au chef oui, mais lui, il le sait déjà, y s’en fout
Et pis bon, c’est pas bien de cafter.
On remarquera au passage, que si son chef pense la même chose d’elle (sauf le poids), il peut encore moins le dire, puisqu’il est chef.
Et moins dire que dire, j’vous dis pas.

Et la politique ?
Bien sûr, vous pouvez afficher vos opinions politiques mais en prenant soin de les diluer subtilement.
Le tout étant de bien respecter la parité, comme ceci par exemple :
« Je vote à gauche, non pas par convictions, idéal ou je n’sais quoi, mais parce que je suis de droite, un vrai libéral quoi, et que j’pense qu’à mon intérêt. »
Voilà.
Comme ça, tout le monde est servi, et donc, normalement, il ne devrait pas y avoir de problèmes.

Normalement.