Auprès de mon arbre

C’est en observant mes 6e4 l’autre jour, mâchouillant consciencieusement leur chewing-gum, que me revint à l’esprit une petite anecdote.

Lorsque j’étais petit, encore plus petit qu’un 6e4, nous allions périodiquement passer quelques vacances chez mémé et pépé. Ceux-ci possédaient une vieille bâtisse étroite, enroulée serrée autour d’un vertigineux escalier en colimaçon, qui me faisait un peu peur, avec derrière, limité au fond par une rivière, un immense quadrilatère faisant office de jardin.

Le père profitait de l’occasion pour bêcher tant qu’il pouvait, puis dessiner au cordeau de rigoureux carroyages, avant que de semer, puis arroser, tout en étant bercé par mes interminables et assommants bavardages. Car je mettais un point d’honneur à lui tenir la jambe, qu’il me suggérait régulièrement de lâcher, en me proposant invariablement d’aller voir ailleurs s’il y était, ce que je m’empressais de faire, me précipitant les jambes à mon cou vers l’endroit indiqué pour découvrir, et tu vas être étonné cher lecteur, qu’il n’y était pas. Bien sûr, j’ai souvent proposé de l’assister, mais hélas, après lui avoir pété quelques binettes, mais le plus souvent les breloques, il refusait toute assistance, et je sentais bien à ses façons, son immense déception que sa fibre agricole n’ait passé le cap de sa petite graine.

Cette année-là, constatant mon désœuvrement et ma tristesse infinie de ne pouvoir biner à mon tour, il s’approcha et me fit une proposition. En fait, un excellent truc pour assurer une paix royale à ce bon républicain.
— Il te reste des chewing-gums ????
— Ben vi, m’en reste plein…
— Alors c’que tu peux faire, c’est les planter, comme ça, l’année prochaine, on aura des chewing-gumiers.
— Des chewing-gumiers ?!?!

Mon sang ne fit qu’un tour. Je fixai incrédule mon géniteur, scrutai son visage, tentant de déceler l’infime contraction musculaire, le rictus, un simple sourcillement m’aurait suffi, qui le confondrait en révélant ce gros bobard.
Mais rien, ce sale menteur resta très concentré sur son affaire, à savoir, la mise sens dessus-dessous de la terre à ses pieds et des vers résidants. Devant son impassibilité, j’en conclus que l’affaire était sérieuse, d’autant que s’ensuivit son explication sur l’origine du chewing-gum, explication qui me laissa baba.

En voici le contenu, reconstitué de mémoire.
Importé dès la fin XVIIIe siècle par le capitaine Cook, l’arbre à chewing-gum (chewingumus-gumunus) connut un succès immédiat en Europe, où sa découverte, concomitante à l’arbre à pain, fit l’effet d’une bombe. Rapidement adopté par l’aristocratie où le mâchouillage devint un signe de distinction, la production de bulles un must (sauf en cas d’éclatement de la bulle, auquel cas, le coupable était écartelé en place publique, ou plus grave, se voyait coller un chewing-gum dans les cheveux, et un autre sous son godillot, avec obligation de traverser la ville sans s’énerver), l’expansion du chewingumus-gumunus.à l’état naturel (c’est-à-dire à la chlorophylle) ne devait plus cesser. Jusqu’au jour où, lors de l’expédition de La Pérouse, un de ses officiers découvrit sur la côte de Malabar, l’arbre à chewing-gum avec une décalcomanie dedans, et tout bascula. Les peuples se soulevèrent, entrainant la révolution de 1789, l’aristocratie renonça à son privilège masticatoire afin que les couches populaires puissent mâchouiller à leur tour. Le chewing-gum devint enfin accessible à tous, et c’est avec joie qu’aujourd’hui tous les enseignants de France témoignent de la totale réussite de la démocratisation de ces pratiques ruminatoires.

Ben dis donc.

— Ben oui, les chewing-gumiers ça existe, mais faut faire des trous, t’as qu’à t’installer au bout du jardin.

Et c’est ainsi que telle la taupe standard, je truffai le bout du jardin d’une vingtaine de trous, que mon père régulièrement venait ausculter, tout en repensant aux compétences de mon père en matière de chewing-gum, visiblement ce dernier possédait une culture abondante sur le sujet, et je dois dire que sa science du chewing-gum m’épata.

Bien que mémé, qui nous visitait de temps à autre, émettait de sérieux doutes sur son érudition, et l’incitait à plus de modération. Ce qui m’irritait quelque peu, car enfin, toute mémé qu’elle était, plutôt que de commenter nos plantations, avait certainement mieux à faire, un gâteau par exemple. Ce qui est, comme chacun sait, l’occupation principale des mémés, quand elles ne font pas leurs vitres, bien sûr.

— Fais-les un peu plus profonds quand même, pour les racines.
Car la racine du chewing-gumier est particulièrement longue et diffuse large, précisa mon historien du chewing-gum, et je m’empressai d’intégrer ça lors de mes ultimes carottages.

Et c’est ainsi que pendant deux jours, je m’adonnai à mes forages intensifs, donnant à ce petit coin du jardin des allures de champs de bataille, qui n’étaient pas sans rappeler Verdun aux heures les plus sombres.

Puis vint l’époque des semailles que mon père supervisait, rejoint par mémé, et ses commentaires de rabat-joie :
— Quand même, faire creuser des trous pareils à un gosse, c’est pas gentil…
Pas gentil ??? De me faire planter des chewing-gumiers ??? Hé, ça va pas mémé ??? C’est une super idée !!!!

Puis je replaçai la terre, dont je remarquai que le volume avait augmenté, puisqu’elle ne rentrait pas complètement, ce qui me laissa dubitatif. Mais j’en conclus que j’en avais enlevé plus que je ne pensais, ce qui me permit d’innover en matière de réflexion, car je compris que lorsqu’il n’y avait pas de solution à un problème, il suffisait de légèrement le modifier, et le tour était joué. Cette façon de procéder me rendit bien des services par la suite.

— Hé p’pa !!! J’ai fini !!!!
— Très bien. Pendant que t’y es, plante une canisse sur chaque trou, on les retrouvera plus facilement.
Et je partis en quête de jalonnettes avant de regagner l’escalier au fond afin d’observer de loin ma forêt de canisses.
— Hé p’pa !! Ça met longtemps à pousser ???
— Au moins un an.
Merdum.

Et c’est la mort dans l’âme, que la fin des vacances venue, nous quittâmes pépé et mémé, laquelle s’engagea à ma demande expresse à l’arrosage régulier de mon verger.

C’est donc l’année suivante, après avoir bisé rapidement les joues molles de mémé que je courus vers les arbres à gomme, mes chewing-gumiers. Et là, devant ma stupéfaction de leur absence, mémé m’annonça que si en une année j’avais quelque peu mûri, oh si peu, les chewing-gumiers eux, pas du tout.
— C’est ton père, il t’a raconté des bêtises…

Je ne pouvais le croire, berné que j’étais, et dépité, sous le sourire satisfait et un brin moqueur de mon fabulateur, qui déjà s’emparait d’une bêche pour exproprier les lombrics, et infliger au sol sous-jacent le même sort qu’à mon cœur, à savoir : le retourner. Je n’eus d’autre choix que de me sentir un peu con.

Je compris bien plus tard, que lorsque mon créateur s’en retournait chez sa mère, s’opérait en lui une forme de régression, qui le faisait culminer aux alentours de cinq ans d’âge. Je précise toutefois que ces régressions se limitaient à ces périodes et à son âge mental, car en dehors, sa taille de chaussure ne se réduisait point, mon cul peut vous le confirmer, et de ce point de vue, il faisait tout à fait son âge, voire plus.

Je dois confesser cher lecteur que bien des années après, je ne suis pas vraiment remis de cette déception. Mais heureusement à l’époque, il me restait le père Noël.

En attendant, mon géniteur, après m’avoir narré les aventures du capitaine Némo, m’avait expédié au bord de la rivière, où je devais attendre avec une infinie patience, d’observer le sous-marin qui selon lui ne manquerait pas de passer.
Mais je ne fus pas dupe, car j’eus beaucoup de mal à avaler cette histoire de sous-marin, en raison d’un chewing-gum qui m’était resté en travers de la gorge, mais je me gardai bien d’en faire la remarque, car attendri par les affabulations de mon pauvre bêcheur, je préférai le laisser penser que je le croyais.

Après tout, il avait le droit de rêver un peu non ???

33 réflexions sur "Auprès de mon arbre"

  1. Superbe nouvelle

    T’es le meilleur Charly….On dirait du Maupassant, en vraiment drôle.
    T’es dans mes « Favoris » et je te guette tous les jours.

  2. Et bien moi je dis que c’est dégueu de faire croire un truc pareil à un petit garçon même pas en âge de collège. et sur un sujet aussi grave que le chewing-gum nourricier. Celà étant et sans vouloir te vexer petit scarabée t’es plus tout jeune (pépé / mémé ça sent son syndicat d’initiative, directrice et autre étude), on les faisait plus naïf à l’époque non ? J’ai du mal à croire que le Bourzic goberait ça….

  3. Gilles Vigneault, dans des contes pour enfants, dans un jardin, avait fait planter à une petite fille des ampoules…. Vingt ans plus tard, la mason avait été remplacé par un immeuble… mais dans ce qui était autrefois le jardin, avait poussé, un lampadaire …

  4. Joli texte..
    Et si..?
    L’adolescence était la conséquence directe de ces menteries….
    le subconcient de l’ado qui se dit:
    « Ah! tu m’as fait planter un arbre à chewing gum…
    Tu crois peut-être que j’ai oublié!!!
    Tu sais donc mentir Géniteurdemoi!!
    Pendant que tu me tances régulièrement lorsque je ment, tu me dis, c’est pas bien de mentir, toi tu me racontes une histoire à dormir debout, que si j’avais pas une si pleine et entière aveugle confiance en toi, je ne le croirais pas tellement c’est gros, mais tu es mon repère dans la vie..
    tu vas voir comme je suis aussi ingénieus(se) à mon tour, pour inventer des histoires…
    Chacun son tour d’être pris pour un c.. « 

  5. Quel

    Tain Charly t’es une petite nature !… c’est un chewing gum qui t’as autant traumatisé ?… n’avale surtout pas le sous marin !!! surtout si dans sa cargaison il a embarqué les arbres des voisins !!
    Méfie toi quand même parce que les camions débarquent parfois dans les chambres à coucher et c’est pas ton père qui va tomber des nues le jour où tu trouveras Nemo dans ton salon … avec ses troncs d’arbres !!!

  6. Ça me rappelle quelque chose : mon oncle qui avait fait croire à ma cousine, avec la complicité de mon frère, qu’il existait des champs de spaghetti… Les blés coupés faisaient office de preuves.

    Bref,… je t’imagine en classe, le regard hagard à repenser à cette anecdote… C’était lors d’un contrôle j’espère !

  7. J’ai planté un nombre incroyable de trucs qui n’ont jamais poussé : pour certains c’était normal (l’arbre à carambar n’existe curieusement pas), pour d’autres beaucoup moins (j’ai mis en terre une bonne vingtaine de noyaux qui n’ont jamais pris)!
    Très beau récit, merveilleusement bien raconté!

  8. Pin -occhio

    Depuis la découverte de l’arbre à p(a)in, l’arbre à sous ou l’arbre à gomme, le Chat et le Renard (Pépé & Mémé ou Papa & Maman)nous content de quoi déchanter ; mais quel enchantement tout de même que d’y croire !

  9. Merci

    Merci beaucoup, j’ai admiré et aimé ce récit.

    (on s’en fiche, mais petite je plantais des œufs en secret, j’étais sûre qu’il pousserait des poussins).

  10. La gloire de ton père…

    Sublime! Dans mon imagination ton jardin était à Aubagne et tu courrais en culotte courte tel un petit Pagnol… !

  11. Souvenir Souvenir !!!

    Félicitations !!!
    Je dois dire que tous nos souvenirs d’enfance ressortent dans ce genre de circonstance.
    Très très beau texte qui amène aux rêves…
    Merci

  12. Ah bon ? Ca n’existe pas les chewing-gumiers ?? Et le Père Noël ? Il existe lui quand même ? On ne m’aurait pas menti pendant 42 ans…?

    Bon… j’vais me coucher et sécher mes larmes… J’appelerai malgré tout ce type à la radio, qui fait des émissions sur le jardinage… J’veux être sûre de chez sûre pour l’arbre à Chewing-gum…

  13. Très tendre et rafraichissant (z’avez vu, j’ai hésité, mais je nai pas mis le^sur le i de rafraIchissant, nouvelle orthographe de l’Académie française, si si!!!)
    Et malgré tout, on retrouve la « patte » de notre Charly!
    Merci! J’étais en manque et guettais… chaque jour… ton retour (le temps passe et fuit…)

  14. Et oui,on est toujours confrontés à des choix !… tu aurais dû aller aider ta « mémé » à faire des gâteaux, t’aurais au moins été sûr du résultat.

  15. Proust

    Du chewing-gum à la madeleine, une douce saveur d’enfance émane de ces quelques lignes. Merci Charly pour cette tendre régression!

  16. ha quelle enfance

    He bien je suis désolée pour ta vocation de botaniste en chewing gummier étouffée..Quel dommage et surtout, que d’illusions perdues….Est-ce pour cela que tu es devenu prof? non je ne pense pas tu n’oserais pas ôter toutes illusions a ces tetes blondes (ou brunes). mais à toi de changer tout cela: retrouve ton âme d’enfant (que tu n’as pas perdu je t’assure), trouve un terrain pour faire des trous et plante vite….Vas ytu peux le faire..
    Bonne continuation et fais comme le poinçonneur des lilas, des petits trous…

  17. planter toujours planter !

    J’en ai mal au dos à force de planter des canisses… tu crois qu’elles auront poussé dans un an ?

  18. Souvenirs, souvenirs …. Moi, c’est mon grand père qui m’a fait chercher du charbon dans le carmausain …il avit enterré quelque boulets que je fus fière de découvrir ! Puis comme je ne le quittais jamais il m’a donné comme mission de creuser pour arriver aux antipodes( globe à l’appui ) »tu devrais arriver en Australie  » .
    Merci de faire émerger ces doux souvenirs d’un âge naïf ….

  19. Faire attendre les enfants c’est inhumain et insupportable !!
    … je parlais de la germination des chewing gums quand on est grand consommateur, incompétent en jardinage!

  20. à la Roald

    Très beau texte. Je suis touchée. Je pense à Roald Dahl dans Moi Boy, qui avait un copain dont le père médecin lui inventait tout un tas d’histoire pour qu’il ne mange pas de bonbons (que les réglisses était faits avec du sang de rat par exemple avec moult détails). Je pense que tu connais ce texte. Merci beaucoup pour cet instant de plaisir à te lire.

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