Cartons pleins

Il est des instants où la discrétion est de rigueur.

Des instants où la discrétion se mue en recueillement.

Tel cet instant où une collègue interpelle chacun en salle des profs afin de trouver des volontaires pour son déménagement.

L’heure est grave.

Alors vous tentez désespérément de passer inaperçu, évitant tout geste brusque, tapi en pleine lumière, essayant de vous fondre dans le décor avec un réalisme confondant, arborant des faux airs de baie vitrée. Mais trop tard. Votre visage se fige, car elle vous a vu (ça vous apprendra à faire les vitres), et vous ne disposez que d’une fraction de seconde pour trouver une excuse valable.
Ainsi toute votre vie défile devant vos yeux, ses joies ses peines, ses épisodes de Navarro, à la recherche d’une petite nièce qui aurait la bonne idée de se faire baptiser le jour dit, ou un grand oncle celle de se faire enterrer.

Mais la vie est injuste, cueilli à froid à même la machine à café, vous bredouillez un truc inaudible à destination de vos chaussures, et déjà elle s’éloigne vous remerciant alors que vous n’êtes pas sûr d’avoir donné un accord quelconque.

Et vous êtes soudainement pris de compassion pour Christophe qui entre tout sourire d’un réveil heureux, le pauvre, sans savoir que vient à sa rencontre la chère collègue qui ne lui laisse aucune chance et l’enrôle à son tour comme sherpa; afin de conquérir ses trois étages sans ascenseur lesté de quelques tonnes d’électroménager.

Et c’est ainsi que nous nous retrouvâmes avec le père Cricri, le jour dit à l’heure dite, nantis de flamboyants shorts extra larges, le biceps à l’affut, l’abdo concentré (mais la lombaire réticente), les mollets flottants sous la bise matinale, admirant nos baskets respectives qui nous allaient aussi bien que des pantoufles Mickey.
(On m’a souvent dit que j’avais une tête à chapeau, mais je dois le reconnaître, je n’ai pas le pied à basket.)

Je te mets en garde cher lecteur, si une prof de français te demande de l’aide pour son déménagement, attention, peut y avoir anguille sous roche, voire totale arnaque. Car lorsque tu crois en avoir fini de faire la mule, et que tu t’apprêtes à évacuer les lieux sans te faire remarquer, ben en fait on t’annonce qu’il reste les cartons de bouquins qu’étaient planqués dans une piaule.
Tin, c’que les gens sont désagréables, c’est vrai quoi, tu leur donnes ça, et ils veulent ça (« tu leur donnes ça, et ils veulent ça », typiquement le genre de formule qui ne rend pas du tout à l’écrit, vu qu’elle s’accompagne généralement, pour être compréhensible, d’un geste qui consiste à tendre un bras sur lequel on fait apparaître avec l’autre main, simulant à s’y méprendre une hache, les différentes proportions voulues, ce qui est beaucoup plus explicite. En fait, on peut avantageusement remplacer ce genre de formule par « tu leur donnes ça, et ils en veulent toujours plus », ce qui est tout aussi explicite, et qui ne nécessite pas les mains, ce qui constitue un réel avantage pour les manchots, pour ne pas dire un privilège, ce qui est profondément injuste, mais t’inquiète lecteur, un jour, on aura notre revanche).

Bon heureusement, des cartons, y’en avait juste 15274, de 50 kg chacun, pasque sinon, on aurait pu mal le vivre, et même des fois, s’immerger durablement dans une profonde dépression.

Bon, mais avec Christophe on s’est vengés, pasque comme la collègue avait un tee-shirt léger et pas de soutif, ben des fois quand elle se baissait, on lui voyait les trucs que ça sert surtout aux bébés, et c’est pour ça qu’on pouffait comme des cons avec Cricri en descendant son armoire normande de 4,5 tonnes. (D’ailleurs, à l’attention des voisins de la collègue, concernant les gravures sur les murs de l’escalier, toutes nos excuses, mais emportés par le poids, nous avons à plusieurs reprises dérapé dans les virages)

Quant à toi chère collègue, ne te vexe pas, je sais que tu lis ce blog, mais c’est pas moi, c’est Christophe qui me l’a fait remarquer pendant que j’essayais de récupérer ma main qu’était coincée dans le tambour de la machine à laver (au fait, ma main, ça va mieux, elle est bleue maintenant).

Ah ouais, un autre truc, les cartons, la collègue, elle les avait pas scotchés, pas le temps qu’elle a dit, ben du coup, chaque fois qu’on en soulevait un, on prenait tous les bouquins sur les arpions, et fallait tout remettre dedans, et ben j’vous jure, ça nous a quasiment pas énervés.

Mais c’est en voulant porter l’armoire de sa chambre que tout a basculé.
Bon, vous connaissez le principe, un à chaque angle, et ensuite, à la une, à la deux, à la trois, on soulève et … prouuuuuuuuuuuuuuuuuuuuut !!!!!!
C’est Christophe qu’a desserré le détendeur, trahi lâchement pas son menu de la veille.

Ah !!! L’insolence du féculent !!!! Ah !! L’infamie du pois gourmand !!

Bon, évidemment, l’armoire, qu’on avait à peine soulevée de trois centimètres, on s’est empressés de la reposer pour nous livrer comme il est d’usage, à une franche rigolade entre amis.
Bien sûr, Cricri présenta des excuses circonstanciées, produisit moult preuves de sa bonne foi, s’engagea à contenir ses excédents gazeux, et après avoir écouté ses explications avec compréhension et bienveillance, nous prîmes toutefois quelques minutes sur notre planning chargé, afin de nous plier une fois de plus à la coutume, donc en quatre, et nous repayer une bonne de tranche de poilade sonore et débridée.

(Quand je pense aux trésors d’imagination que déploient certains pour soutirer un sourire ou son esquisse, alors qu’un simple pet vous emporte un auditoire et vous booste une audience au-delà de toutes vos espérances. Car il faut le savoir, le pet est fédérateur, et lui seul sait vous faire souffler le vent du consensus au-delà des inhibitions affectées et chagrines des timorés du fion. Oui, le pet est œcuménique, et touche à l’universalité, aussi m’interrogeais-je, ne serait-ce pas là le nouvel espéranto ??? Du fayot ???)

Malgré nos fanfaronnades, à la deuxième tentative, nous n’en menions pas large, sous le regard de ces dames attentives, par crainte de faillir à notre tour.

Enfin bref, tout ça pour dire que concernant les déménagements, chères collègues, faudrait voir à m’oublier un peu.

Merci.

25 réflexions sur "Cartons pleins"

  1. tu ne voudrais pas m’aider à déménager même sous la torture. Je suis toujours passionnée par la littérature de jeunesse (et j’ai été étudiante en lettres). ce détail a son importance. déjà j’ai plusieurs centaines de livres. et puis les albums pour enfants, pour des bouquins qui font parfois 30 pages seulement qu’est-ce que c’est lourd c’est incroyable. et puis c’est pas des livres de poche, il n’y a jamais de carton qu’il faut pour les ranger. alors t’en dis quoi pour mon futur déménagement?

  2. Elle aurait eu tort…

    …de ne pas vous appeler ta collègue, c’est pas souvent qu’on se poile comme ça dans les déménagements. D’ailleurs, c’est décidé, pour mon prochain déménagement, j’appelle mes collègues hommes à la rescousse.

    Je les aurai par surprise, en leur disant « oh mais hé, chuis costumière moi, y a pas de livres à la maison, tu sais bien que j’sais pas lire »… avant que de les ensevelir sous des kilomètres de taffetas chatoyant et des tonnes de feutrine chamarrée.

    Comme je suis fourbe.

  3. flute… j’ai un déménagement à faire aussi et je compter préparer un cassoulet pour remercier mes valeureux sherpas! C’est pas une bonne idée?

  4. Trop facile

    C’est une secrétaire célibataire qu’il faut aider à déménager !! J’ai fait appel à des pros une fois… Ca a dû être pour eux « le » (ze, pour les profs d’anglais) truc le plus facile (finger in the nose, toujours pour la même corporation) de leur carrière !! Quasiment pas de cartons, encore moins de bouquins, presque pas de meubles et que des légers. Je crois qu’ils ont dû faire des jeux du genre « allez ça, je le soulève d’une seule main ! »…

  5. Charly, tu devrais pas les raconter aussi bien et aussi rigolo les déménagements qu’ont t’inflige….
    Parce que je vais croiser les doigts pour que tes collègues te sollicitent à nouveau!!!
    Juste pour rire!

    Merci!!!!!
    Bizzzzzzz

  6. la collègue … elle met des couches sous son tee-shirt ???… pas pratique pour déménager !!!

  7. Pliée de rire ! Comme ça fait du bien en ces temps moroses …

    Merci Charly ! Le passage sur le « pet » (oui je mets entre guillemets, je suis prof de lettres et ma foi, pour les rédac’, je dis aux gamins que quand le mot est … voilà koâ, on met des guillemets, ça fait l’excuse en même temps !) donc ce passage précisément est particulièrement génial ! Hi hi !

    ‘reusement que vous n’aviez pas bu du Coca en plus ! Lol !

  8. Que du bonheur !!!

    Un grand moment de rigolade …
    Ce qui m’a fait rire c’est le détail dela tenue de déménageur. Vous deviez être beau tous les 2 !!!
    Merci encore pour cette partie de rigolade

  9. soutif

    … moi ce que j’en dis !!??… perso, je ne me sens pas concernée mais déménager sans soutif c’est vraiment pas raisonnable, ya de gros risques, une caisse c’est vite arrivé et faudra pas s’étonner si ta collègue est obligée de remplacer son wonderbra par des gants de toilette.
    Sans rire !… dis lui de ma part, c’est un service que je lui rends !!

  10. Solution imparable pour couper aux déménagements: tu acceptes d’en faire un et tu casses le vase de Chine, celui qui est hyper-précieux, dont on t’a parlé dix fois. Puis tu écrases le chat sous la machine à laver.

    Tu présentes tes excuses, et tu demandes à tous les proches de te soutenir psychologiquement, tellement ces erreurs t’ont bouleversé. On ne te sollicitera plus jamais!

  11. Ah le pet, toute une histoire.
    C’était ni plus ni moins qu’un pet d’encouragement, un pet d’effort, comme on dirait : « Vas-y, mets les gaz ! »

    Assez parler d’anus. Le dos, les pieds, la main, ça va ?

  12. Pour ta philosophie des vents fédérateurs, je suis un peu sceptique…un de mes collègues est dans sa phase « pipi/caca/pet/rot » et il est nettement moins drôle que ton post.
    Et l’armoire, au final, a-t-elle rejoint le camion en un seul morceau ou a-t-elle dévalée les escaliers?
    J’ose espérer que ta collègue avait au moins préparé le pique-nique des champions, genre saucissons leader price et chips (avec les olives, parce que c’est important, le repas équilibré)…

  13. merci encore

    Ben puisque tu le proposes si gentiment j’aurai besoin d’aide en avril ou mai, et comme je suis pour le travail dans la bonne humeur je veux bien faire le nécessaire en cuisine, plutôt artichaut que fayot dans ma Bretagne natale…

  14. super!

    hello!
    je savoure depuis un bon moment ,sans rien dire vos exellants « papiers » et comme remede antiblues ,on fait pas mieux ,sincerement c riche en bon mots ,ca vous requinque en moins de 2!bref! c exellant,j’aurais voulu etre une souris pour voir ce déménagement champetre!ou on n’a jamais su ,si l’armoire normande etait arrivée a bon port!
    merci et bonne continuation
    Laurence

  15. Je tiens à présenter un démenti officiel, Charly le prof, même qu’il est célèbre, il répond aux messages!! La classe!

    Velvet.

  16. L’Epopée du pet

    Il n’y aurait pas un prof de français qui sommeille en toi Charly ? Quelque chose me dit que tu as préféré être prof de techno pour ne pas avoir des copies à corriger.
    D’ailleurs, inutile de cacher les 15274 cartons de 50kg sous ton lit, ça ne rentre pas !

  17. Excellent !! Comme toujours, drôlissime !
    Mon chéri a râlé lui aussi, un peu, quand j’ai emménagé avec lui : 1 break plein de cartons de livres … mais scotchés ! Et pourtant, je ne suis pas prof de français …
    Inutile que je te sollicite le jour où je déménage, je présume ? ;)
    Je ferais un cassoulet :D

  18. Souvenirs, souvenirs…

    Il n’y pas que les profs de français, je te rassure, mais aussi les amis des parents !

    Déménagements de profs ou d’autres, même combat !

    Puis tu sais ce qu’on dit « tout haricot, si petit soit-il, possède sa mélodie ».

  19. Tu met tellement de cœur et d’ardeur ds tes récits que j’avais presk l’impression d’y être à ce déménagement ! Non vraiment, t’est trop fort Charly…
    Et que dire du paragraphe de « craquage de Louise » ? Peut-on dire que ce pet fut en quelque sorte « libérateur » de ttes ces contrariétés non exprimées ?
    Je t’embrasse et Bonne Continuation

  20. moi aussi

    Dimanche je me réveille de bon matin, à deux heures de l’après-m’ et sitôt habillé la sonnette pousse un cri strident : ma voisine. Celle-ci, prof de son état (décidément ! comme quoi y’a pas besoin d’être en salle des profs pour se faire méchamment coincer), voulait, ne voyant pas son fils arriver, que je l’aide à soulever un meuble. ce dont je me suis acquitté à grand peine, les yeux tout cloaqueux, pleins d’une torpeur toute matinale, à tel point qu’elle s’est excusée de m’avoir tant fait souffrir de si bon matin.

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