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Le collège mets le voile

Salle des profs, quelques grappes de collègues.
Ça discute à voix basse.
Je m’approche d’un groupe, la discussion s’interrompt.
Une collègue semble gênée.
— Oh, qu’est-ce qui se passe ?
— Ben, un drôle de truc.
— On peut savoir ? C’est peut être personnel remarque…
À voix basse.
— Non. C’est une élève de 5e, qui a été surprise en train de faire… heu… une felassion
à un gars de sa classe. Mais bon, t’évite d’ébruiter le truc…
— Ben voilà aut’chose ! Qui les a vu ?
— Ben, on sait pas trop. Un aide-éducateur, j’crois.
— Et qu’est-ce qui se passe dans ces cas là ?
Une question bien idiote, comme ci le cas était prévu dans le règlement intérieur.
— D’après ce que je sais, les parents sont convoqués en urgence.
Avec leur accord, les élèves devraient être transférés dans d’autres établissements.
J’pense que dès demain, on les verra plus ici.
— Mais la gamine, elle a été contrainte ?
— Visiblement, elle a dit que non, que c’était son p’tit copain.
— Pas de sanctions ou autre ?
— Non non. Là, c’est la chape de plomb. T’imagine la réputation ?
— Tu sais qu’y pourrait y avoir des suites judiciaires ?
— Non, ça va se régler dans la plus grande discrétion. On peut le comprendre.
— Et c’est qui ces gamins ?
— Tu les a pas j’crois.
— Ah, ou sont passées nos chères petites têtes blondes !
— T’imagine pour les parents…
— J’ose à peine… Et pour le principal, annoncer ça.
— C’est marrant cette gamine, j’aurais pas pensé tu vois…

Moi non plus.
De toute façon, au collège, on respecte les aspirations de chacun.
Mais quand même, on évite de pomper.

Les dessous de table

C’est en fait la seule revendication d’un collégien.
Pouvoir mâcher.
Un ethnologue ou un pédagogue pourrait certainement nous instruire sur cette activité néanderthalienne.
Pour ma part, je suppose qu’à l’immobilité contrainte, l’élève oppose la mastication comme libératrice de l’énergie contenue. Une soupape, en quelque sorte.
Seules les dentitions appareillées, sous prescriptions, en ont l’interdiction formelle.
Il est curieux de les voir se livrer à ce machouillage studieux.
Il s’agit en fait d’un processus de broyage systématique, compulsif et consciencieux.
Son but étant d’extraire les agents de saveur, toujours trop vite dissipés, jusqu’à l’obtention de la matière brute, insipide.
L’objectif atteint, la tension s’atténue, laissant place à un automatisme machouilleur presque classique.

Mais qu’advient-il du chewing-gum en fin de vie ?
Attardons-nous un instant sur leur destination de prédilection.
À ce stade, une visite sous les tables s’impose.
Suivez le guide.
Là, devant vous, surgissent des cimetières entiers, chaos de couleurs et de formes.
Un monde à l’envers, ignoré de tous, un univers de montagnes et de vallées multicolores, un décor de science-fiction, bariolé, se déroule sous les yeux.
Chaque colline est marquée, signée d’une ultime empreinte, celle du pouce écraseur ou de l’index étaleur.
La datation est bien sur possible, puisque fonction de la dureté.
Mais redressons-nous.

L’addition de multiples gommes dans une même bouche est un vrai défi.
Le volume obtenu provoque une amplitude de mouvement peu commune.
Le décrochage du maxillaire inférieur constitue un risque réel mais visiblement envisagé avec cran.
L’énergie produite est clairement mesurable.
Seulement voilà.
— T’as quoi dans la bouche ?
— Un chewing-gum
— Tu vas jeter ça, s’il te plaît.
— Mais m’sieur, je viens de l’commencer !
— J’veux pas savoir. Va jeter ça.
La mine s’assombrit. La colère n’est pas loin mais reste contenue.

Ainsi débute la phase de deuil.
La corbeille est en vue.
Le geste se fait lent, la démarche lourde.
Gagner du temps. Le chemin est long jusqu’à la corbeille.
Le masticage s’accélère, il s’agit d’extraire au plus vite la saveur.
La production salivaire se fait intense.
Surtout ne rien laisser
— Tu veux bien te dépêcher ?
Non, c’est clair, pas de sursis.
La corbeille est là. C’est trop bête.
D’un geste rageur, jeter la gomme presque neuve. Un gâchis.
Le retour est humiliant.
Il faut se venger. Le retour sera plus long que l’aller. Un p’tit mot aux copains en passant.
C’est de bonne guerre.
Et là, l’illumination.
— Mais m’sieur, vous mangez un chewing-gum là !
— Non, moi c’est de l’aspirine.

L’euphémisme scolaire

— Salut Maryse. Tu remplis les bulletins ?
— Oui, je m’y colle, j’ai 18 classes à faire.
— Tu fais quelle classe là ?
— Les 3eC
— Ben j’vais les faire aussi tiens.
C’est bien ces saisies en réseau.
— Ouais, tu sais moi l’informatique. Ça me prend un temps fou. J’préférais à la main.
— T’en es à qui ?
— J’commence juste. C’est Aboudi le premier.
— Oh putain, quel emmerdeur ce gamin !
— Il est pénible avec toi aussi ?
— M’en parle pas. Il est infréquentable ce type.
— Et tu marques quoi pour lui ?
— Si j’me lâchais, j’marquerai bien… heu…
Votre fils est un véritable connard, feignant, menteur, vulgaire, faul-cul.
Une merde quoi. Aussi, je ne prendrai pas la peine de vous donner des conseils.
PS : Bon courage
— T’écris pas ça quand même ?
— Non. Ça c’est le produit brut.
Après, je distille.
J’extrais.
J’émulsionne.
J’déglace.
j’conserve le suc.
Bref, je sers un truc comestible et accessible tout public.
— Et ça donne quoi ?
— Jessy a des difficultés avec le groupe classe et exprime son désarroi de façon intempestive.
Ses résultats sont en baisse mais semblent se stabiliser entre 2 et 3 (sur 20).
Jessy semble donc avoir trouvé sa vitesse de croisière.
Cependant, il doit franchir un palier et tenter le 4 au 2e trimestre.
— Pas mal. Y’a tout. Le constat, le comportement, l’objectif. Et le tout est très positif.
— N’est-ce pas ? Et toi, tu lui mets quoi ?
— J’lui mettrais bien quelque chose ou j’pense, mais bon.
Jessy a eu des comportements inadmissibles ce trimestre. Il faut réagir !
Toutefois, les résultats sont en hausse puisque la barre du 5/20 a été franchi.
S’agit-il du déclic attendu depuis son CP ? À Jessy de confirmer.
— Ouais, bien. Mais tu trouves pas qu’on fait des commentaires un peu longs ?
— Ça, les parents devraient le savoir, plus c’est long moins c’est bon.
— En plus, j’me demande si on est pas limité à 256 caractères. P’t’être même 128.
— Ah bon ? Putain, faut tout que j’recommence !

La mayonnaise ne prend pas

Y’a pas plus réfractaire à la mixité qu’un élève de collège.
Ils ont le plus souvent des tendances à la coagulation par affinité.
L’affinité est variable.

C’est le quartier d’origine, le pays, la classe sociale, le travail, la glandouille, l’humour, la religion, le sport, la musique, l’âge, le sexe. La liste est longue.
En ce sens, ils ne sont pas différents des adultes.
Ainsi, en début d’année, si vous avez trois supporters de l’OM dispersés dans la salle, vous pouvez être sur qu’au bout de quelques séances, la tribune ouest du stade vélodrome sera reconstituée.
Et toute l’année il faudra se justifier de préférer Lyon.
De la même façon, vous ne trouverez jamais des glandeurs disséminés dans une classe.
Les glandeurs ont la particularité de former des grumeaux compacts.
Et comme les grumeaux d’ ailleurs, ils sont assez lourds et on les trouve plutôt au fond.
Devant sont placés les fayots, formant de petites poches, juste sous les yeux.
Sur la droite un nid. Ça pépie, ça jacasse, ça roucoule. C’est le fan-club de Matt Pokora.
Sur la gauche, les vindicatifs, les récalcitrants, ceux qui veulent en découdre, qui niquent la police.
Une classe est un ensemble de zones de fortes concentrations typées et juxtaposées. Mais qui choisir comme copain ? Ou copine ?
En effet, un glandeur qui aime le foot, choisira t’il le groupe glandeur ou le groupe foot ?
C’est à ce stade que se fait, ce que j’appelle, le choix de l’option.
Regardons de plus près la constitution des groupes à option.
Vous trouverez, par exemple, un groupe foot option glandouille, ou bien, un groupe foot option algérie. Qui peut glandouiller aussi à l’occasion.
L’option est-elle obligatoire ? Oui et non. Un footeux-glandeur intégrant un groupe foot-travail n’est en aucune façon tenu de travailler. Mais il en résulte que son appartenance au groupe lui sera disputée.
Il doit mieux définir son objectif et plutôt s’orienter vers un groupe glandouille à option quelconque.
Rappelons à ce stade, qu’un groupe se constitue autour d’un cœur de cible.
Il peut aussi, éventuellement, négocier avec le groupe rugby, assez proche, si celui-ci dispose de l’ option glandouille, mais passera, de toute façon, sûrement pour une tapette. Un groupe travail-fayotage peut-il glander ? Bien sur. Il s’agit là d’une dérogation temporaire tout à fait habituelle. A l’opposé, un groupe glandouille-branlette peut tout à fait se mettre au boulot. Mais ceci reste exceptionnel car le groupe n’y survivrait pas. Un glandeur souhaitant travailler, donc trahir, s’expose à de graves difficultés et se retrouve tout bonnement bannis.
En même temps, il l’a bien cherché.
Chaque élève fait donc preuve, dans ce domaine, d’une certaine prudence. Au dessus des groupes, on trouve bien évidemment l’ensemble classe, mais, juste en dessous, des sous-classes génériques et largement consensuelles.
Ainsi, la sous-classe Clara Morgane est commune à tous les garçons. De même que la sous-classe Star Academy est commune à toutes les filles.
Il est important de bien les connaître car elles peuvent dépanner à l’occasion, pour recréer, par une simple remarque, l’unité de l’ensemble.

Les dents de la mer

La généralisation des appareils dentaires est un véritable fléau national.
Le but de ces dispositifs n’est pas tant de traiter un problème de santé publique que d’améliorer l’esthétique. Mais la technique utilisée produit un effet provisoirement inverse.
Ainsi, même la plus jolie des élèves verra son capital beauté largement entamé.
Et que dire de la moins jolie…

Les orthodontistes semblent s’en donner à cœur joie.
Tout cet arsenal metallurgique me laisse songeur.
Vous imaginez l’effet que pourrait produire un aimant puissant au milieu d’une salle de classe ? Certains appareils sont véritablement impressionnants.
Âmes sensibles s’abstenir.
Ensembles mécano-soudés, tringlerie, visserie, écarteurs, ressorts et tendeurs.
Certains de ces dispositifs ne dépareraient pas dans une cabane de trappeur.
Ils permettraient à coup sur de piéger un ours.
Dieu merci, je n’ai jamais été mordu. Évidemment, le sourire s’en trouve altéré.
Il perd sa fonction première.
Il devient vaguement inquiétant, un brin pervers, voire franchement répugnant.
Face à une classe qui sourit, il convient de rester zen.
Une attaque groupée serait fatale. Tous les interstices créés par ces structures métalliques sont autant de réservoirs bactériens propices à l’épanouissement d’une flore indigène particulièrement odorante.
Mais comment leur dire ? Et doit-on leur dire ?
Si l’envie vous prend d’approcher l’un d’entre eux, de face, à bonne hauteur, vous saurez soudain ce que ressent le marin exposé aux vents violents du cap Horn.
Et c’est vrai qu’ça fouette.
Le visage.
Que dis-je, ça lacère.
Car entendons-nous bien, on n’est plus ici dans le registre de la simple brumisation, ou même de la vaporisation parfumée, mais bel et bien dans celui de l’attaque acide.
Mais ça dynamise aussi.
Ça tonifie.
À la manière de ces senteurs du large qui sont autant d’appels à le prendre. Bien sur, on ne peut échapper à un léger mouvement de recul.
Comme une rebuffade.
Un ultime appel à la vie.
À la recherche désespérée de l’oxygène vital.
Mais une fois le recul trouvé, la bonne distance, une décision s’impose.
Dorénavant, dans mes classes, le chewing-gum est autorisé.

La pompe

Pomper : argot scolaire. Copier, tricher en copiant.

Lors des évaluations, je sépare les élèves. La salle le permet.
Le silence est total.
Rien sur les tables, hormis une trousse, une feuille.
Un élève qui parle sans mon autorisation, c’est moins cinq points.
Récidive, moins dix.
Je déambule lentement entre les tables.
Une main se lève.
— J’peux demander du blanc ?
— Qui a du blanc pour Amina ?
— Merci m’sieur.

Depuis un angle de la salle, je scrute.
Je surveille.
J’épie.
Je scanne.
À l’affût de tout mouvement suspect.
Tel le guépard, prêt à jaillir de l’ombre.

Une première gazelle.
C’est Sandra.
Nos regards se sont croisés.
J’ai senti comme une gêne dans le sien.
Mes capteurs d’émotions, alertés, s’orientent vers elle, à la façon d’antennes paraboliques.
Mon détecteur de mensonge clignote.
L’aiguille s’emballe.
L’alerte de niveau trois est déclenchée.
Je m’approche d’elle.
Elle le sait.
— Ça se passe bien, Sandra ?
— Ça va oui.
Devant elle, sa trousse.
Je l’ouvre.
C’est le flagrant délit.
Une pompe longue comme le bras.
Je lis. Tout y est. Toutes les réponses.
Toute la classe nous observe.
Je procède à la comparution immédiate.
— On peut savoir ce que c’est ?
— …
— Tu sais ce qui s’passe dans ces cas là ?
— …
— D’abord zéro, fais voir ta copie.
Et ensuite une punition, que tu feras signer à tes parents. Les deux.

Panique.
Demander la signature des deux parents, c’est sadique.
On sait bien qu’il y a toujours un parent plus cool à qui l’élève s’adresse
lorsqu’il s’agit de signer des documents compromettants.
En procédant ainsi, je m’assure de l’application d’une double peine.
Voire d’une double claque.
Et ça, c’est illégal.
Et ce serait trop facile de sous-traiter aux parents la claque que je ne peux donner moi-même.
Bon, une fois la colère passée, j’lui dirai qu’une seule signature suffit.

L’évaluation se poursuit.
Mon sonar indique une zone de turbulence.
Je me retourne vers Pierre.
Il est tout mignon avec ses p’tites lunettes.
Y peut pas faire un truc comme ça lui.
Je m’avance.
Il s’agite un peu.
Un bout de papier glisse vers le sol.
Pas d’bol. J’l’ai vu.
J’ramasse.
Je lis.

C’est remarquable.
Ils devaient tous apprendre le contenu d’un tableau et Pierre l’a intégralement recopié sur un minuscule bout de papier.
C’est du travail d’orfèvre.
Je suis ébahi par la qualité de sa calligraphie.
L’intégralité d’un format A4 dans un format A10 !
Soit une division par 64 !
Impossible avec une photocopieuse standard.
Une micro-pompe.
Que dire devant une telle prouesse ?

La même chose qu’à Sandra.
Mais la mort dans l’âme.